Chapitre V

Lorsque Frank Reeves affirmait être un fin connaisseur en voiliers, il ne se vantait pas, car il eut été difficile de trouver, sur toutes les mers du globe, schooner plus racé que « La Belle Africaine » qui, pour le moment, fendait les eaux méditerranéennes de son étrave effilée. Entre l’azur de l’eau et l’azur du ciel, on eut dit un grand oiseau blanc, mouette ou pétrel, planant vers quelque lointain rivage.

À l’arrière, Morane était assis à même le pont. Non loin de lui, Frank tenait la barre avec une maîtrise de vieux capitaine corsaire. Entraîné au yachting de croisière, ce sport de milliardaires, depuis sa plus tendre enfance, l’Américain possédait toute la science nautique d’un vrai marin, et les cartes, les compas, les vagues et les vents étaient pour lui comme autant de livres ouverts.

D’un œil distrait, Morane, qui réparait une ligne de pêche, suivait les mouvements des hommes d’équipage – trois solides Marseillais rigolards et durs à la besogne – s’affairant sur le pont. Au bout d’un moment, il tourna la tête vers l’arrière du bateau et scruta l’étendue marine, si bleue qu’elle en devenait irréelle. Là-bas, presque à l’endroit où mer et ciel se confondaient, la minuscule silhouette d’un second navire se détachait nettement dans l’air pur légèrement teinté d’or par le soleil.

— Notre suiveur est toujours là, dit Bob. On dirait un chien de chasse lancé sur la piste de quelque chevreuil…

Frank Reeves tourna vers son ami un visage insouciant, comme lissé par le vent frais du large.

— Je t’ai déjà dit cent fois qu’il devait s’agir là tout simplement de quelque vaisseau à gargoulettes transportant ses poteries vers l’Égypte ou l’Arabie. Tu vois des pirates partout…

D’un coup sec de ses mains nerveuses, Morane brisa le crin avec lequel il venait d’assurer son hameçon. Sur ses traits durs et basanés, une expression de colère rentrée se lisait.

— Si tu veux encore une fois mon avis, Frank, fit-il, ton transporteur de gargoulettes file trop vite à mon goût. Selon ta propre affirmation, « La Belle Africaine » est un fameux coursier. Pourtant, l’autre semble ne pas avoir trop de mal à nous tenir le train.

— Il doit marcher au Diesel, tandis que nous allons à la voile seulement. Là est tout le mystère…

— Diesel ! Diesel ! maugréa Bob, et c’est sans doute Satan lui-même qui l’alimente en mazout.

L’éclat de rire par lequel Frank répondit à Bob fut emporté par le vent.

— Tu t’amuses à te retourner le poignard dans la plaie, mon vieux Bob, et tu voudrais me faire croire que cela te fait souffrir. Tu y prends plaisir au contraire. Depuis le moment où nous nous sommes aperçus de la disparition de la copie de « La Belle Africaine », tu nous vois des ennemis à chaque coin de rue. Dans le train qui nous conduisait à Marseille, tu as cru apercevoir un des hommes qui nous ont assaillis dans la cour du Louvre et, à Marseille même, Scapalensi t’est apparu. Cela tourne à la hantise…

Bob ne répondit pas immédiatement. En lui-même, il reconnaissait que, depuis le vol de la copie, il ne cessait d’échafauder des suppositions abracadabrantes. « Abracadabrantes ? Voire…», pensa-t-il.

— S’il fallait t’en croire, Frank, dit-il, les voleurs de la copie auraient agi seulement en dilettantes, pour se faire la main. À moins qu’il n’y ait pas eu de voleur du tout et que la copie se soit tout simplement envolée par la fenêtre, poussée par un impérieux besoin de voir du pays.

Après un rapide coup d’œil au compas, l’Américain donna légèrement de la barre à bâbord et haussa les épaules.

— En dérobant la copie, nos voleurs ont cru dérober l’original. Quand ils se sont aperçus de leur méprise, il était trop tard : l’original était enfermé dans un coffre, à la Banque de France. Comment voudrais-tu qu’ils puissent se lancer à la recherche de la galère, puisqu’ils n’en connaissent même pas l’emplacement…

— Nous non plus d’ailleurs, remarqua Bob.

Un homme émergea d’une écoutille et vint vers eux. C’était Jérôme, le valet de chambre du professeur Clairembart. Vêtu seulement d’un pantalon de toile et d’un maillot de corps sans manches, il montrait des muscles épais et noueux. Quant à son visage, il demeurait à ce point anonyme qu’il eût été difficile de s’en graver les traits dans la mémoire. C’était comme si Jérôme n’avait eu ni nez, ni bouche, ni yeux.

— Le Professeur demande quand, à votre avis, nous atteindrons la côte africaine, dit-il à l’adresse de Frank.

Reeves jeta à nouveau un regard au compas, puis à sa montre.

— Dans deux heures au maximum.

Soudain, son front se plissa et ses regards se fixèrent sur l’horizon, comme s’il tentait d’y apercevoir quelque chose.

— Attendez, Jérôme, dit-il, je crois… Oui, c’est bien cela, c’est la terre !

Déjà, le valet de chambre s’élançait et criait dans l’écoutille :

— Professeur !… Professeur !… La côte d’Afrique est en vue.

Une petite silhouette blanche jaillit des profondeurs du bateau. C’était Clairembart. Il portait un complet de toile étriqué et qui, à coup sûr, avait vu déjà plusieurs lustres. À part cela, le savant continuait à ressembler au petit vieillard de l’Hôtel Drouot : col à coins cassés, cravate noire, lunettes cerclées d’acier, barbiche de chèvre et visage d’enfant.

— La côte ? demanda-t-il. La côte ?… Où ça ?…

« La Belle Africaine » filait bon train et, à présent, une bande plate, couleur de sable, se dessinait nettement un peu en dessous de la ligne d’horizon. Au fur et à mesure que le schooner approchait, la vision s’accentuait. Une suite d’ondulations jaunes s’accusait à ras des flots et des bouquets de palmiers formaient une série de petits traits verticaux surmontés par le gribouillis des palmes.

Morane n’en croyait pas ses yeux. C’était donc cela l’Afrique, ce continent monstrueux qui avait fait rêver des générations d’aventuriers et d’explorateurs ? Elle camouflait ses jungles derrière une pauvre bande de sable et, vue ainsi, du nord, elle ne paraissait guère plus qu’une île alluvionnaire prête à être engloutie par la moindre tempête.

À l’approche de la côte, le schooner, sur l’impulsion de Frank, s’était mis à la longer, pointant résolument son étrave vers l’est. Bientôt, au fond d’une sorte de havre creusé, eut-on dit, dans les sables par une pelle d’enfant, des maisons blanches apparurent pareilles, avec leurs fenêtres noires, à des dominos rangés pour la partie.

— Kasr El-Ama ? demanda Clairembart.

— Oui, Kasr El-Ama, fit en écho la voix de Frank Reeves.

Son regard était rivé à la côte, au-dessus de laquelle quelques nuages suivaient leur petit bonhomme de chemin, et Frank semblait y chercher une image. Peut-être celle de la princesse Nefraït.

Clairembart, lui, regardait partout autour du bateau, en quête sans doute de cette île ou de ce récif en forme de poulpe. Peut-être aussi s’attendait-il à voir les bras gigantesques, garnis de ventouses larges comme des roues de char, de quelque « kraken » légendaire, s’agiter au-dessus des flots, mais il y avait seulement la mer bleue striée de pâles écumes.

Morane, lui, ne disait rien. Il ne cherchait rien. Il avait simplement aspiré une grande goulée d’air et tendu ses muscles ; comme pour affronter un invisible et redoutable adversaire.

Cependant, là-bas, très loin, le pseudo navire à gargoulettes continuait à croiser avec l’insistance d’un faucon guettant sa proie.

 

*
* *

 

Kasr El-Ama ne méritait pas le nom de ville, et non plus celui de village. C’était une bourgade de pêcheurs arabes au milieu de laquelle la proximité de vieilles ruines romaines avait fait pousser, tel un monstrueux champignon de ciment armé, un hôtel pour touristes pompeusement paré du nom d’« Alhambra » et auquel une imposante mosquée, aux minarets dressés vers le ciel comme des doigts aux ongles appointés, faisait pendant.

Le professeur Clairembart, Bob Morane et Frank Reeves descendirent à l’« Alhambra », « La Belle Africaine » demeurant ancrée dans la rade, à la garde de Jérôme et des trois matelots marseillais. À en juger par les courbettes du directeur et le prix exorbitant des chambres, les deux Français et l’Américain comprirent que l’« Alhambra » ne devait pas recevoir la visite de beaucoup de clients. Les ruines voisines n’intéressaient à coup sûr plus personne et l’installation de l’hôtel se révéla assez vétuste pour faire fuir les touristes les moins exigeants.

Dès le lendemain de leur arrivée, Clairembart, Morane et Reeves se mirent en campagne, chacun de son côté, pour tenter de glaner des renseignements sur cette mystérieuse chose en forme de poulpe qui, une fois identifiée, leur permettrait peut-être de découvrir la galère et le sarcophage de la princesse Nefraït. Hélas !, chaque soir, tous trois rentraient exténués à l’hôtel, ayant marché durant toute la journée à travers Kasr El-Ama et ses environs, interrogeant des gens, essayant de découvrir une piste improbable. Peu à peu, le découragement les gagnait et ils commençaient à se demander sérieusement si, tout compte fait, ils ne s’étaient pas lancés à la poursuite d’une illusion.

Au soir du neuvième jour, alors que tous trois étaient assis dans la chambre de Morane, Clairembart se laissa aller à des paroles désabusées.

— Je crois m’être laissé tenter par une chimère et vous avoir entraîné avec moi à sa poursuite. Je vous aurais fait perdre votre temps, Bob, et à vous, Frank, votre argent…

Brusquement, Morane se leva et, quand il parla, il y avait un peu de rancune dans sa voix.

— Est-ce vous qui parlez ainsi, professeur Clairembart ? Vous l’un des plus audacieux archéologues de notre époque ? Pendant des années, vous avez cherché à connaître le secret de la princesse Nefraït et, à présent, neuf malheureux jours de recherches infructueuses vous rebutent ! Pour ma part, je crois à l’histoire de la galère engloutie car Guiseppe Pondinas n’a pu vous mentir. La découverte de la carte de son ancêtre le prouve. D’ailleurs, comment Guiseppe aurait-il pu connaître l’histoire de Nefraït et d’Octavius Pondinium si ce n’est par les mémoires de Fosco Pondinas qui, lui-même, avait découvert le manuscrit romain ? N’oubliez pas, Professeur, que vous êtes sans aucun doute le seul à avoir déchiffré les hiéroglyphes du tombeau de la vallée aux ramiers, et cela nous permet dans une certaine mesure de contrôler la véracité du récit de Pondinas. Donc, puisque le manuscrit romain a existé, la galère doit exister elle aussi, là quelque part, au large, par vingt-cinq brasses de fond.

Cette vigoureuse intervention de Morane avait eu le don de rasséréner le savant. Il redressa la tête et, à nouveau, la volonté de vaincre brilla dans son regard clair.

— Excusez-moi de m’être laissé aller au découragement, dit-il. Jadis, je n’aurais jamais abandonné un projet, quitte à devoir mourir en cours de route. Peut-être la vieillesse m’a-t-elle fait perdre un peu de mon allant. Mais vous venez de me convaincre à nouveau, Bob. La galère existe, et il nous faut la découvrir coûte que coûte. Demain, nous nous remettrons en campagne et si, dans trois jours, nous n’avons rien découvert, nous étudierons à nouveau le plan et tenterons d’interpréter la mystérieuse phrase de Fosco Pondinas d’une autre façon… s’il en existe une.

Morane se tourna vers Reeves qui, jusqu’alors, s’était tenu en dehors du débat.

— As-tu un avis à formuler, Frank ?

L’Américain secoua la tête.

— Aucun avis, dit-il, sauf que je suis décidé plus que jamais à aller au bout de cette histoire, même si cela doit me coûter mon dernier sou, ou la vie…

Il se tut pendant un instant, puis reprit, d’une voix plus basse :

— Et le plus fort, c’est que je ne sais même pas pourquoi je m’entête à ce point. Je ne me suis cependant jamais senti une attirance particulière pour l’archéologie…

On était au milieu de l’après-midi du onzième jour. Morane s’était avancé fort loin à l’ouest de Kasr El-Ama, le long de la route côtière, interrogeant toute personne rencontrée, marchand ou pêcheur. Mais tous secouaient la tête négativement à ses questions, soit parce qu’ils ne les comprenaient guère, soit parce que la chose en forme de poulpe leur était inconnue.

Exténué – car il avait accompli tout le chemin à pied – Bob s’arrêta finalement près d’une hutte de pêcheur devant laquelle un vieil Arabe édenté et au visage ridé comme la surface de la mer un jour de tempête, était occupé, sans doute pour préparer la soupe du soir, à découper une pieuvre de belle taille, dont l’envergure pouvait atteindre deux mètres environ. Morane s’approcha et, désignant la pieuvre du doigt, dit dans une sorte de sabir composé de beaucoup d’anglais et d’un peu d’arabe mélangés fort approximativement :

— Elle grande…

Le vieillard sourit, découvrant ainsi l’unique dent garnissant encore ses mâchoires. Il secoua la tête et tendit le bras en direction de la mer.

— Elle petite… là-bas, beaucoup plus grande. Ben Ouafa a vu.

— Pas assez grande pour prendre bateaux entre ses bras, demanda Bob en songeant à la légende du « kraken », dont avait parlé le professeur Clairembart.

Ben Ouafa sourit encore et, quand il souriait, son visage ressemblait à celui d’une momie se réveillant après son sommeil millénaire : une masse de rides mouvantes seulement trouée par le gouffre noir et difforme de la bouche. Ben Ouafa devait bien avoir cent ans, mais lui-même sans doute n’aurait pu le dire. Il devait être fatigué de compter les jours écoulés depuis celui de sa naissance.

— Pas assez grandes pour prendre bateaux entre ses bras, fit-il. Étranger se moquer de Ben Ouafa. Ça mal. Ben Ouafa très vieux…

— Étranger savoir, répondit Bob en tendant aussi la main en direction de la mer. Là-bas, pieuvre assez grande pour prendre bateaux entre ses bras…

Cette fois, un rire frénétique secoua le corps décharné du vieillard dont les membres, sous la longue robe mahométane, frémirent comme des branchages desséchés dans le vent.

— Si pieuvre assez grande pour prendre bateaux entre ses bras, fit-il entre deux hoquets, elle « pieuvre de roc »…

Le rire du vieux pêcheur s’arrêta soudain, et il baissa la tête comme quelqu’un qui en a trop dit. Pourtant, l’intérêt de Morane était éveillé.

— Que veux-tu dire avec cette « pieuvre de roc » ? demanda-t-il.

Mais Ben Ouafa secoua la tête obstinément.

— Pas savoir, dit-il, pas savoir…

Bob comprit qu’il ne parviendrait pas à faire sortir le vieillard de son mutisme en usant de la seule parole comme moyen de persuasion. Plongeant la main dans la poche intérieure de sa veste, il en tira une liasse de billets de banque. Il s’agissait là de petites coupures, mais sans doute Ben Ouafa n’avait-il jamais vu de sa vie autant d’argent réuni.

— Si Ben Ouafa veut parler de la « pieuvre de roc », Ben Ouafa sera riche.

Les regards du pêcheur s’étaient rivés aux billets verts, qui semblaient le fasciner. Finalement, il releva la tête et fixa Morane d’un air interrogateur.

— Pourquoi toi savoir ? demanda-t-il. Toi pêcheur ?…

— Moi pas pêcheur, fit Morane. Moi beaucoup d’argent pour Ben Ouafa si lui parler de la « pieuvre de roc ».

Bob arracha quelques billets à la liasse et les glissa dans la vieille main décharnée de l’Arabe. Les doigts se refermèrent aussitôt à la façon de tentacules d’une anémone de mer sur sa proie.

— Si toi pas pêcheur, dit Ben Ouafa après un long moment de silence, moi parler… « Pieuvre de roc » grand « Kef » (rocher) en forme d’étoile, là-bas, sous la mer. Grands bras en pierre, comme pieuvre. Beaucoup de poissons…

— Comment se fait-il que personne ne m’en ait encore parlé ? dit Bob.

— Seulement très vieux pêcheurs savoir. Eux pas dire aux jeunes… Si jeunes, par hasard, aller pêcher là et jeter filets, beaucoup requins, et requins mauvaises dents pour filets. Filets coûter très cher et jeunes pêcheurs pas retourner…

Bob haussa les épaules.

— Si requins mauvais pour filets jeunes pêcheurs, mauvais aussi pour filets vieux pêcheurs.

Une expression d’astuce plissa bizarrement la bouche informe de l’Arabe.

— Vieux pêcheurs plus patients, déclara-t-il. Eux pas pêcher avec filets, comme jeunes, mais avec lignes…

Petit à petit, Morane commençait à croire à la « pieuvre de roc » de Ben Ouafa, et une joie sourde l’envahissait. La guigne qui, depuis leur arrivée à Kasr El-Ama, s’acharnait sur lui et ses compagnons, les abandonnait peut-être. Avant tout, il fallait arranger une entrevue entre Ben Ouafa et le professeur Clairembart. Ce dernier, grâce à sa parfaite connaissance de l’arabe, parviendrait sans doute à en faire dire davantage au vieux pêcheur.

— Si Ben Ouafa en est capable, fit Bob, lui venir maintenant à Kasr El-Ama, parler à vieux docteur étranger. Celui-ci donner beaucoup d’argent à Ben Ouafa.

Le vieillard ne broncha pas. Il continuait à fixer la liasse de billets.

— Ben Ouafa venir, dit-il, mais recevoir argent d’abord…

Morane glissa encore quelques coupures entre les doigts avides du pêcheur.

— Ben Ouafa aura le reste à Kasr El-Ama, dit-il.

L’Arabe lança un nouveau regard de concupiscence en direction de la liasse et se leva péniblement. Ses os craquèrent comme les éléments d’une machine abandonnée sous la pluie depuis des années.

— Moi prêt à te suivre à Kasr El-Ama pour parler au Vieux docteur…

« Cela va être gai de faire la route avec ce Mathusalem en herbe, songea Morane. Au bout d’un kilomètre, il va sûrement s’affaler, et je vais devoir le porter…».

 

*
* *

 

Ce fut un bien étrange spectacle que celui qui s’offrit, deux heures plus tard, au professeur Clairembart et à Frank Reeves, attablés dans le hall de l’hôtel « Alhambra ». La porte s’ouvrit et un vieil Arabe, vêtu d’une robe crasseuse, fit son entrée en souriant. Derrière lui, une épave humaine se traînait. Une épave humaine, incapable, ou presque, de poser un pied devant l’autre, et dans laquelle Clairembart et Reeves eurent bien de la peine à reconnaître le fringant Bob Morane, encore si vif et alerte le matin même.

Quand l’étrange couple fut parvenu près de la table occupée par le vieux savant et Frank, Morane se laissa tomber lourdement dans un fauteuil.

— J’ai marché toute la journée, dit-il d’une voix de boxeur à court de souffle, mais, au retour, j’ai eu tort de vouloir soutenir le train de ce vieux champion de marathon. Cela m’a achevé… Hello, garçon, un triple jus de citron, avec de l’eau, beaucoup de sucre et de la glace. Et en vitesse !…

Quand Bob se fut désaltéré et eut un peu réparé ses forces par un apport massif de calories, Clairembart lui demanda en désignant le vieil Arabe qui se tenait, debout et souriant, à deux mètres de leur table :

— Qui est-ce, le centenaire ?

Morane releva la tête et une lueur d’intérêt se ralluma dans ses yeux éteints.

— J’oubliais, dit-il, de vous présenter notre sauveur probable : mon vieil et cher ami Ben Ouafa, grand pêcheur et champion de footing.

— Notre sauveur ? interrogea Reeves. Qu’est-ce que cela signifie ?…

— Tout simplement qu’il connaît peut-être l’endroit où repose la galère, dit Bob avec une indifférence feinte.

Il s’interrompit et cessa d’employer l’anglais, compris, dans une certaine mesure, par Ben Ouafa, pour dire en français, à l’adresse de Clairembart.

— Je l’ai amené pour que vous lui tiriez les vers du nez, Professeur, car avec les rares mots composant mon vocabulaire arabe, je me sens en état d’infériorité manifeste. Prenez garde toutefois de ne pas lui révéler le but réel de notre mission… Si quelques billets verts suffisent à allumer la convoitise de mon vieil ami, que sera-ce si nous lui parlons d’or et de pierres précieuses…

En quelques mots, Bob mit ses compagnons au courant de sa rencontre avec Ben Ouafa et des circonstances l’ayant amené à parler de la « pieuvre de roc », qui pouvait « tenir un bateau entre ses bras » !

À ces derniers mots, une joie fébrile s’empara de Clairembart.

— Un grand récif immergé en forme de poulpe ! s’exclama-t-il. J’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un récif. La galère doit reposer tout simplement entre deux des chaînes rocheuses figurant les bras de l’animal. Peut-être tenons-nous enfin la bonne piste…

Dix minutes plus tard, les trois voyageurs et Ben Ouafa étaient enfermés dans la chambre de Morane, et le professeur Clairembart se lançait dans une conversation animée avec le vieux pêcheur. Reeves et Bob avaient de la peine à saisir quelques mots au passage, car la conversation avait lieu en arabe et les répliques se succédaient à un train d’enfer. Cela dura peut-être une demi-heure, peut-être davantage. Finalement, Clairembart se tourna vers ses deux compagnons et leur dit :

— J’ai réussi à décider ce vieux sorcier à nous conduire demain sur les lieux. Cela nous coûtera évidemment quelques billets verts de plus, mais nous n’y pouvons rien. Le principal est de connaître l’emplacement de la « pieuvre de roc » et de ramener le sarcophage à la surface…

— Vous oubliez une chose, Professeur, dit Morane qui s’était allongé sur son lit et semblait avoir bien de la peine à tenir les yeux ouverts.

— Quoi donc ?

— Après avoir trouvé le sarcophage et le trésor funéraire, il nous faudra ramener Ben Ouafa à Kasr El-Ama. Nous risquerions alors d’avoir des ennuis avec les autorités égyptiennes qui, par contre, ne pourront rien contre nous aussi longtemps que nous demeurerons en dehors des eaux territoriales. Il faut toujours compter avec une indiscrétion de notre guide, car notre insistance doit sans doute l’intriguer passablement.

— Je vous ai présentés tous trois comme des savants voulant étudier les mœurs des poissons, expliqua Clairembart. Notre nouvel ami a paru nous croire. Néanmoins, mieux vaut prendre nos précautions. Je vais voir s’il ne serait pas possible de renvoyer Ben Ouafa à la côte avant que nous ayons commencé nos recherches.

Une nouvelle joute oratoire s’engagea entre Clairembart et l’Arabe, à l’issue de laquelle le visage du vieil archéologue s’éclaira de satisfaction.

— Tout va bien, dit-il à l’adresse de Morane et de Reeves. Ben Ouafa possède un bateau. Il nous montrera le chemin du récif et, quand nous y serons parvenus, il regagnera seul la côte. Ainsi, tout ennui avec les autorités égyptiennes nous sera évité. Nous demeurerons en dehors des eaux territoriales et pourrons travailler sans courir le risque d’être dérangés. Pour rentrer en France avec le sarcophage et le trésor funéraire, si nous les découvrons, nous n’éprouverons aucune difficulté grâce à l’ordre de mission du Ministère des Beaux-Arts, dont j’ai eu soin de me munir…

Quand Clairembart eut fini de parler, Frank Reeves montra le vieil Arabe :

— Et comment allons-nous faire pour garder notre guide jusque demain ? S’il lui prenait la fantaisie de disparaître, nous serions dans de beaux draps. Il représente notre unique chance d’atteindre la galère, ne l’oublions pas…

— C’est juste, reconnut Clairembart avec une grimace d’ennui. Je ne vois vraiment qu’un seul moyen d’empêcher Ben Ouafa de prendre le large : c’est de l’enfermer dans une de nos chambres et de monter la garde à la fois devant la porte et devant les fenêtres…

La voix ensommeillée de Morane retentit.

— Ne comptez pas sur moi, Messieurs, dit-il, car il faudrait au moins un bulldozer pour m’arracher de mon lit. Je vous ai trouvé et amené Ben Ouafa, et bien gardez-le… Je vais rêver de vous, et mes rêves seront bien réjouissants. Vous rendez-vous compte, le professeur Clairembart, l’ami d’Einstein, et Frank Reeves, le plus doré des neveux du grand Oncle Sam, veillant jalousement sur le sommeil de Ben Ouafa, pauvre pêcheur arabe ? Vous rendez-vous compte ?… Vous rendez-vous compte ?… Vous ren…

Le rire de Bob mourut, tué par le sommeil que, seuls des quatre acteurs de cette scène, Ben Ouafa et lui goûtèrent totalement cette nuit-là…

 

La Galère Engloutie
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